La guerre des imaginaires

Stan Muraczewski
9 min readApr 12, 2020

Nous sommes en guerre. Et nous ne sommes pas en guerre contre le coronavirus, ni le changement climatique, mais plutôt avec nos imaginaires.

J’ai lu le dernier Hors-Série de Socialter, pour comprendre où se trouvent les grandes batailles à venir de l’imaginaire, le rôle de la science-fiction dans tout cela et les parallèles avec les risques et les opportunités uniques de la crise actuelle.

Laissez-vous guider.

Qu’est-ce qu’un imaginaire ?

L’imaginaire est produit par l’imagination et apparaît dans des représentations objectives telles que le mythe, qui influencent nos représentations subjectives. Le mouvement dynamique de l’imaginaire est la preuve qu’un imaginaire dominant peut être renversé.¹

Il semblerait donc que la manière dont nous envisageons le futur de notre société soit un imaginaire qui par la force des choses et de nos actions pourrait se matérialiser dans la réalité. En conséquence, notre société actuelle serait la résultante de la combinaison de nos imaginaires devenus vrais.

Voiture volante, carte publicitaire datant de 1890

Encore plus concrètement, la voiture volante² a longtemps fait partie des imaginaires de nos sociétés.

Concept voiture volante de Airbus

Cet imaginaire est aujourd’hui en train de se réaliser avec plusieurs entreprises qui essaient de le rendre viable technologiquement et financièrement.

Il existe donc différents imaginaires de société, à peu près autant que de personnes dans le monde. Chacun de ces imaginaires compte des adeptes, des détracteurs et des lanceurs d’alertes. Malgré cette importante diversité, on peut tirer quelques courants d’imaginaires importants et radicaux, qui sont liés au monde de la science-fiction.

L’imaginaire technologique

Basé sur l’hypothèse que la technologie (machine learning, big data, transport terrestre supersonique, panneau solaire…) serait salvatrice et nous permettrait de rendre l’Homo Sapiens parfait, immortel et répondre à tous nos défis les plus importants ; inégalité, changement climatique¹, destruction de la biodiversité jusqu’à l’ambition de devenir une espèce multi planétaire. Bien souvent, les adeptes les plus radicaux, qui sont aussi des fervents défenseur de l’économie ultra-libérale, font abstraction des limites physiques et des lois de la thermodynamique.

Cela en imaginant que tout le monde demain pourrait être équipé de systèmes électroniques (ordinateur, téléphone portable et puces implantées dans le corps…), que la grande majorité de notre force de production serait remplacée par des robots et que notre santé serait gérée par des algorithmes.

Fusée Space X aux Etats-Unis

Les lanceurs d’alertes expliqueront que cette société technologique nécessiterait des quantités gigantesques de terres rares et une énergie massive pour la faire fonctionner qui seraient physiquement indisponibles dans notre monde fini. Les autres expliqueront qu’ils s’affranchissent de ces limites en appliquant le potentiel de découplage de la croissance économique par rapport à l’énergie consommée, une économie circulaire parfaite ou en allant exploiter les ressources minières de la Lune, sans qu’aucun de ces trois arguments soit techniquement réalisable aujourd’hui.

L’imaginaire totalitaire

Il est bien souvent tiré des réflexions des détracteurs de l’imaginaire technologique, qui verront dans ces outils toutes les dérives et risques d’une utilisation à mauvais escient. En utilisant la géolocalisation, l’analyse prédictive et votre webcam ils, ceux qui nous contrôlent, pourraient savoir en temps réel, voire même avant vous ce que vous avez envie d’acheter ou de manière plus extrême, lorsque vous êtes sur le point de commencer à penser à une rébellion et ainsi pouvoir faire le nécessaire pour vous en empêcher.

Système de reconnaissance faciale de masse

En résumé, cela nous enverra tout droit dans une société totalitaire qui serait contrôlée et gouvernée par un état, une entreprise ou une machine, ou les trois en même temps.

Les détracteurs, bien souvent, supportent l’imaginaire technologique et ne manqueront pas de rappeler que la démocratie, les lois humaines aidées par l’intelligence artificielle, ainsi que la robotique suivant les lois énumérées par Isaac Asimov² permettront d’éviter toutes dérives, ou alors carrément que ce serait beaucoup mieux pour la civilisation humaine d’être soumise à un contrôle fort et singulier.

²Première Loi : « Un robot ne peut porter atteinte à un être humain ni, restant passif, laisser cet être humain exposé au danger. » ;

Deuxième Loi : « Un robot doit obéir aux ordres donnés par les êtres humains, sauf si de tels ordres sont en contradiction avec la Première Loi. » ;

Troisième Loi : « Un robot doit protéger son existence dans la mesure où cette protection n’entre pas en contradiction avec la Première ou la Deuxième Loi. »

L’imaginaire apocalyptique

C’est l’imaginaire le plus sombre pour notre espèce. C’est l’hypothèse que nous serions capables à travers nos actions de générer assez de destruction pour tuer toute l’humanité, directement par exemple via l’arme nucléaire ou la destruction de notre écosystème engendrée par notre société capitaliste, soit carrément notre anéantissement par une autre forme de vie, exemple un virus ou des extraterrestres.

Exploitation des sables bitumineux, Alberta Canada

Une Terre vidée des Hommes et des 10 autres millions d’espèces du vivant, ou notre remplacement par d’autres formes vivantes/animées, comme des robots et/ou des extraterrestres, ou tout simplement la faune et la flore actuelle qui reprendrait ses droits.

Les détracteurs de la destruction par voie indirecte sont adeptes de l’imaginaire technologique et supportent encore et contre tout, le fait que la technique sera capable de résoudre tous les problèmes majeurs auxquels nous pourrions faire face, incluant le risque de disparition de notre civilisation. Les collapsaunotes (ceux qui croient à la théorie de l’effondrement/disparition de notre civilisation) quant à eux voudront dire qu’au contraire, nous avons déjà démarré la machine d’autodestruction.

L’imaginaire survivaliste

Cet imaginaire un peu particulier vient souvent en ramification de l’imaginaire d’extinction, lorsqu’une petite partie de l’Humanité n’aurait pas disparu. Celle-là reprendrait le cours de son histoire en créant une nouvelle civilisation sur les restes de la précédente, ou en essayant de survivre avec ce qui reste de la planète. Quoi qu’il en soit, un retour en arrière important technologique, qui supprimerait toutes nos technologies modernes, les progrès et le confort.

Famille survivaliste aux Etats-Unis

Les lanceurs d’alertes expliqueront que le survivalisme est l’inverse de la résilience, qu’il vaille mieux se préparer aux risques de destruction de notre civilisation ensemble. Plutôt l’entraide et la coopération que la compétition pour la survie, cela permet dans un monde détruit et diminué de garder une certaine stabilité. Les adeptes survivalistes viendront ironiser sur la manière dont nos civilisations et la nature humaine ont toujours terminé par créer de nouvelles crises. Peut-être en s’appuyant sur le travail de Ibn Khaldoun³, énumérant que toute cohésion sociale forte avec un sens de devoir commun qui permettrait à une civilisation de s’élever se retournerait obligatoirement contre elle. En cause, le succès et la prospérité qui engendrerait une diminution de la solidarité et in fine, la corruption de la civilisation et sa destruction de l’intérieur.

Et vous, quel est votre imaginaire ?

Plutôt technologique, des panneaux solaires, des allers-retours vers Mars pour tous et « une vie à caresser une vitre »⁴ de téléphone ; vous vous affranchissez des limites planétaires et de la thermodynamique, parce que Jean-Marc Jancovici et Nicholas Georgescu-Roegen ont surement oublié une virgule dans leurs calculs.

Tweet, Edward Snowden — https://twitter.com/Snowden?ref_src=twsrc%5Egoogle%7Ctwcamp%5Eserp%7Ctwgr%5Eauthor

Ou serait-ce totalitaire ? La reconnaissance faciale, ça ne peut pas faire de mal, si on n’a “rien à cacher”⁵, et Edward Snowden⁶ doit surement en faire des tonnes !

Ou carrément apocalyptique, plus personne sur Terre, au moins ça foutra la paix aux pangolins.

Ou survivaliste, parce que vous avez survécu 3 semaines en confinement chez vous sans parler une seule fois aux voisins, alors vous pouvez très bien aller vivre seul au fin fond d’une forêt sans voir personne pour le reste de votre vie.

Bref, continuer à vivre grâce à un fusil de chasse, beaucoup de rouleaux de papier toilettes, la permaculture et en pédalant pour faire tourner le tambour de la machine à laver !

Maintenant, posez cette question aux personnes autour de vous.

Comment vois-tu le futur de l’Homme et de notre civilisation ?

Vous pouvez être à peu près certain que ces personnes vont vous apporter une réponse radicale proche de l’un de ces quatre imaginaires. C’est-à-dire, une utopie non faisable physiquement ou technologiquement (vous nous mettrez 8 milliards de voitures volantes, s’il vous plaît), non désirable socialement ou bien catastrophiste.

Et ça c’est la deuxième question que vous pouvez vous poser à vous-même ;

Quand ai-je entendu pour la dernière fois quelqu’un me décrivant ou ai-je imaginé un avenir souhaitable socialement, environnementalement et politiquement, en plus et surtout, réalisable dans les limites physiques planétaires ?

Autant qu’on se le dise, nous ne devons plus être très nombreux à cette question à imaginer quelque chose de réalisable, de précis et qui donne envie.

Nos imaginaires sont en pannes de belles histoires ancrées dans la réalité :

  • qui respectent les limites planétaires
  • qui prennent en compte les dynamiques sociétales
  • Et enfin surtout, qui dépasseraient les résistances aux changements pour inspirer le plus grand nombre

Le moment parfait pour mener une guerre d’imaginaires

L’histoire montre que les guerres d’imaginaires font rage lorsque l’incertitude est la plus grande dans nos sociétés.

Mais aussi plusieurs exemples historiques démontrent que les imaginaires les plus dangereux et les plus radicaux viennent s’imposer à des moments d’incertitude maximale. Comme étayé dans le travail de recherche de la stratégie du choc de Naomi Klein. L’incertitude maximum, qu’elle soit économique, politique ou sociale permet à des imaginaires bénéfiques, mais surtout destructeurs de s’installer.

Le choc, la peur et l’incertitude apportés par le coronavirus ne font pas exception. On peut observer depuis le début de cette crise les assauts provenant des quatre grands courants d’imaginaires expliqués auparavant, avec leur lot d’adeptes, de lanceurs d’alertes et de détracteurs.

On peut aussi surtout observer que beaucoup de monde a pris au mot la fameuse phrase de notre président :

« le jour d’après, quand nous aurons gagné, ce ne sera pas un retour au jour d’avant »⁷

Sautant sur l’opportunité pour lancer un appel aux imaginaires bénéfiques et désirables ;

Extraits de la presse Mars/Avril 2020

Dans cet appel, on retrouve exactement le besoin de batailler ces imaginaires d’avant crise :

  • technologiste impulsé par les grandes entreprises tech
  • totalitaire guidé par nos peurs
  • apocalyptique mené par notre société capitaliste
  • survivaliste par perte de solidarité et de sens commun

Ces imaginaires réussiront à s’imposer une fois de plus, si nous ne remettons pas en ordre de marche nos imaginaires pour mettre en évidence les incohérences de ce qui nous a conduits dans les crises sociales, politiques et écologiques actuelles.

L’urgence est à rêver.

Nous devons imaginer la société que nous souhaitons construire tous ensemble. Nous devons réécrire tous ensemble ce qui nous donnerait envie de nous lever tous les jours, de défendre des valeurs partagées et renouer avec le vivant. De décider maintenant si nous laisserons aux générations futures un tout technologique inégalitaire, totalitaire sur une planète dénaturée où la survie sera la seule voie possible.

Ou alors faire front ensemble et abattre tous ces problèmes dans les prochaines années.

Pour enfin laisser aux suivants, une société qui mesurera sa croissance en quantifiant la valeur totale de richesse intellectuelle, culturelle et spirituelle produites. Elles, qui sont les seules ressources naturelles qui sont et resteront infinies sur cette planète.

Chacun pour soi ou chacun pour tous ?

La guerre est déclarée.

--

--

Stan Muraczewski

Entrepreneur, écolo, sportif / Ecouter. Apprendre. Améliorer. Changer / www.zerowasteshoes.com